Rares est la photo de rue sans habitant. Rare comme l'enfant qui fait le pitre ou exhibe une allure provocante, voire négligée. Pour les autres, pas de main dans les poches et peu de bras croisés, chacun est concentré, d'allure fière et soignée. L'instant est solennel et sera éternel, on le sait, il est aristocratique. Peu ou pas d'animaux, pourtant très nombreux à cette époque dans ces rues, les a-t-on chassés auparavant pour éviter le faux mouvement qui met en péril la netteté du résultat ? Peu d'émotion, pas de couples amoureux, pas de gestes tendres : le sérieux du modèle d'artiste s'impose au passant. La prise de vue donne cette fierté d'être unique, celle du portrait par ce peintre des temps modernes qu'on nomme le photographe, un Hyacinthe Rigaud de l'âge du progrès.
Dans ces quartiers, le cafetier est un prince devant son château, le marchand de vins et charbons : un aventurier qui est "monté à Paris" et le clochard peut se croire proche de Verlaine ou de Baudelaire. Le pauvre est riche de son Histoire et le riche bien pauvre devant elle. Le Boulevard en impose au promeneur par ses dimensions cyclopéennes et cette rue au nom d'un inconnu devient celle d'un homme prestigieux injustement oublié. La ville est nécessairement mystérieuse, car à la fois attirante et lieu de perdition. La photo, elle-même d'essence technologique étrange, témoigne au mieux de ce mystère, au pire d'une aliénation. La carte postale de rue est donc promise au succès comme l'est un spectacle.
La dignité du parisien s'accorde à celle de sa ville : perspectives, affiches, enseignes et décors qui dessinent l'extrême fascination qu'avait l'homme du début du Xxe siècle pour la ville. Parure d'abondance, de mouvement, de prestige, de plaisirs, d'usines et de commerce qui distinguent ses habitants de l'écrasante majorité des Français vivant dans la campagne lointaine et obscure. La rue, où qu'elle soit, de la plus prestigieuse à la plus sordide fait œuvre de civilisation, par elle, nait l'espoir d'un lendemain meilleur et s’invente l'aventure des temps modernes. Une avant-garde des nouveautés et le berceau de l'avenir.
Cette mémoire des rues est celle de leur enfance, beaucoup d’entre-elles n'ont que quelques dizaines d'années au plus, particulièrement dans les arrondissements périphériques, celles d'anciens villages aux chemins herbus qui viennent juste de fusionner avec la grand ville. D'immenses trouées sont apparues au cœur de la vieille cité et beaucoup de constructions ont remplacées celles, plus anciennes, avec d'autres destinées et des matériaux nouveaux. Nous regardons ces photos, l'œil amusé, avec un peu de nostalgie, et quelquefois de la compassion, mais elles dépassent le témoignage, sans en avoir l'air. Il vaut mieux s‘inspirer de l'œil du photographe, héroïque artiste de son époque qu'il fixe avec son chevalet moderne. C'est une chance extraordinaire pour nous de pouvoir l'imiter.
D.L
http://www.parigramme.com/catalogue-memoire-des-rues-19.htm