• Bicentenaire 1812 et la Campagne de Russie. Partie XV : Les fantômes oubliés d’Antakalnis



    En octobre 2001, un grand projet d’urbanisme doit voir le jour à Siaures Miestelis, le quartier nord de Vilnius. Lors de la pose d’une canalisation d’égout, une pelleteuse met à jour des restes de corps humains. La police, une fois sur place, constate la présence d’une centaine de corps enchevêtrés. Les ossements sont recueillis puis transportés à l’Institut médico-légal de Vilnius. L’équipe d’anthropologie du professeur Rimantas Jankauskas commence l’expertise des ossements. Rapidement, l’analyse d’objets découverts avec les restes va permettre de démontrer que les corps découverts sont ceux de soldats de la Grande Armée de Napoléon, disparus au cours de la campagne de Russie de 1812

    L’équipe française d’anthropologie biologique de l’Université de la Méditerranée, composée de six chercheurs, atterrit à Vilnius le 20 mars 2002. Elle s’est réunie en urgence et a eu juste le temps de préparer son voyage et de réunir les fonds nécessaires à cette campagne, prise en charge par le CNRS et aidée par l’ambassade de France. Le travail commence immédiatement. Les scientifiques français découvrent une fosse de 40 mètres de longueur sur 10 m de largeur qui débute 2 mètres au-dessous du niveau actuel du sol, ayant une profondeur de 1,5 m et de section semi-circulaire. Il leur est attribué une partie de 10 mètres de longueur, ce qui va représenter 100 m² de surface à étudier. Cette zone est identifiée sous l’appellation PL1 et sera l’objet d’une étude qualitative. La parcelle restante, PL2, de 30 mètres linéaires, sera traitée par les équipes lituaniennes et fera l’objet d’une étude quantitative.

    chantier de fouilles vilnius Les fantômes oubliés d’AntakalnisLa densité de squelettes très importante et les conditions climatiques seront les principales difficultés rencontrées ; les premiers jours, il fait encore très froid et il neige. Durant les fouilles de printemps, une continuation de la tranchée fut découverte au sud-ouest, la connexion avec la précédente fut détruite pendant les travaux de construction. Cette partie (nommée plus tard PL3) ne fut pas traitée pendant le printemps car elle n’était pas comprise dans la zone en travaux.
    Pour protéger le site des curieux et des pilleurs, les Français dorment à tour de rôle dans un vieux camping-car qui leur a été prêté par un compatriote demeurant dans la capitale lituanienne. Les conditions sont précaires, il y aura jusqu'à –6°C certaines nuits.
    Les anthropologues quadrillent le terrain, cartographient les lieux selon une méthode planimétrique (système de grille filaire au m²) qui leur permet de différencier les squelettes les uns des autres par une numérotation individuelle. Chaque corps est répertorié et photographié au moyen d’un appareil numérique, les distorsions seront corrigées par un logiciel spécifique, ainsi l’orientation et la position de chaque squelette sera reprise sur une carte générale établie jour après jour.

    En avril 2002, la salle de dissection de la Faculté de médecine de Vilnius n’est plus qu’un vaste ossuaire où 200 sacs étiquetés remplis d’ossements attendent d’être expertisés. Les engins de travaux publics redémarrent, les travaux reprennent, une page de l’histoire de Vilnius vient d’être tournée. En France et en Europe les médias se font l’écho de la découverte : les ombres de l’épopée resurgissent !
    En septembre 2002, les anthropologues lituaniens débutent les fouilles du site PL3, sous l’œil scrutateur d’une caméra de la BBC. La fosse se poursuit dans la direction nord-sud ; elle a une longueur de 30 m et une largeur de 6 m. Les squelettes apparaissent deux mètres sous la surface contemporaine. La profondeur est de 1 mètre en section semi-circulaire. Ces faits confirment l’hypothèse d’une tranchée en V réalisée pour une batterie d’artillerie française. Les sources lituaniennes indiquent que deux batteries furent stationnées dans cette zone pour former une seconde ligne de fortification.
    En octobre 2002, l’équipe marseillaise du CNRS retourne à Vilnius et débute des travaux de recherche sur certains squelettes représentatifs. L’ensemble des restes des soldats de la Grande Armée est déposé dans des sacs funéraires financés par le maire de Vilnius : cela représente environ 2 600 corps. Ils sont, après étude, déposés dans la chapelle du cimetière d’Antakalnis.

    Charnier Les fantômes oubliés d’AntakalnisL’étude des corps va permettre d’établir un bulletin de santé d’hommes disparus il y a 190 ans. Les ossements retrouvés à Vilnius vont en effet pouvoir nous donner l’état sanitaire des jeunes Européens du début du XIXème siècle et en déduire : sexe, âge, stature, état bucco-dentaire, facteur de stress, carences alimentaires, maladies, etc. Les chercheurs tentent aussi d’identifier la présence de maladies. Par exemple, y a-t-il bien eu épidémie de typhus comme l’indiquent des témoins de l’époque ? Un homme atteint de cette maladie meurt de septicémie, autrement dit d’un empoisonnement du sang. Il faut retrouver des traces de sang pour répondre à cette question. Les scientifiques peuvent en découvrir dans la pulpe dentaire. Effectivement, l’intérieur des dents est fortement irrigué tout en étant protégé de l’extérieur par l’ivoire et l’émail. Les biologistes s’emploient à extraire du sang séché de cette partie du corps, pour rechercher des restes d’ADN de bactéries, mais jusqu’à présent aucune trace de typhus n’a été trouvée.

    L’étude de tissus provenant de restes d’uniformes va peut être permettre d’aider à ces recherches. Des lambeaux de toiles fines pouvant provenir de chemises, caleçons ou doublures d’habit ont été découverts. Ils peuvent être porteurs d’informations car ils ont été en contact direct avec la peau des soldats. On a déjà pu découvrir deux squelettes de poux dans ces débris qui, après étude, pourront peut-être nous en apprendre plus sur l’état sanitaire de ces hommes.
    L’analyse des ossements a établi que des soldats étaient porteurs de certaines maladies : des os portent des traces de syphilis, de tuberculose osseuse.
    Des recueils de poils (ou cheveux ?) ont été effectués. Ils seront étudiés et permettront d’identifier des restes humains ou animaux. En effet, les poils d’ours, de chèvres ou autres entraient dans la confection des uniformes de l’époque (pelisse, bonnet d’ourson, colback…).
    Le secteur analysé par les scientifiques français (PL1) laisse apparaître 717 squelettes, soit une densité de 7 corps par m². Cette densité semble identique tout au long de la fosse, ce qui permet d’estimer de 2 000 à 3 000 le nombre de soldats simultanément inhumés dans cette tranchée. Une mesure plus précise du nombre de victimes a été réalisée au département d’anatomie de l’Université de Vilnius. Grâce à la méthode du nombre minimum d’individus (NMI), le nombre de fémur gauche, os le plus présent, donne pour PL1 : 886, PL2 : 979, PL3 : 1 000, auxquels il faut rajouter 404 non attribuables à un secteur car collectés durant les travaux de construction. Le total minimum d’individus peut ainsi être estimé à 3 269 !

    cimetiere des soldats de la grande armée à antakalnis
    "Ici reposent les restes des soldats des Vingt Nations
    qui composaient la Grande Armée de l'empereur Napoléon Ier,
    morts à Vilnius au retour de la campagne de Russie en 1812"

    Dans la zone 1 (886 fémurs gauches), les restes de 426 individus complets sont soumis à des analyses supplémentaires. L’ensemble des ossements recueillis donne 443 individus qui sont identifiés comme des hommes, 3 comme probablement des hommes, 8 comme des femmes, 7 probablement des femmes, et le reste ne peut être déterminé.
    Dans la zone 2 (979 fémurs gauches), les restes de 146 individus complets sont soumis à des analyses supplémentaires. L’ensemble des ossements recueillis donne 610 individus qui sont identifiés comme des hommes, 9 comme probablement des hommes, 10 comme des femmes, 12 probablement des femmes, et le reste ne peut être déterminé.
    Dans la zone 3 (1000 fémurs gauches), les restes de 426 individus complets sont soumis à des analyses supplémentaires. L’ensemble des ossements recueillis donne 695 individus qui sont identifiés comme des hommes, 9 comme probablement des hommes, 17 comme des femmes, 5 probablement des femmes, et le reste ne peut être déterminé.
    Des ossements non attribuables, on peut identifier : 135 hommes, 1 homme probable, 2 femmes, et 4 femmes probables.
    Ainsi le nombre final d’hommes du site est de 1 883, hommes probables 22, femmes 29, femmes probables 18 ; les restes de 1 317 individus ne sont pas identifiables, du fait du mauvais état du squelette.

    Concernant l’âge, le champ d’observation ne révèle pas d’enfant dans cette fosse, même si certains squelettes sont jeunes (moins de 20 ans). La majorité des corps ont la vingtaine d’années, ce qui permet, à ce point de l’étude, de confirmer l’origine militaire du charnier et d’écarter l’hypothèse d’une épidémie de typhus ayant décimé la population de Vilna. L’âge biologique est déterminé en laboratoire grâce aux squelettes complets recueillis, on utilise les méthodes classiques de l’archéoanthropologie et de la médecine légale (chronologie de la fusion des épiphyses, reliefs de la symphyse pubienne, synostoses des sutures crâniennes). Pour 15 femmes, 4 sont décédées entre 18 et 20 ans, 2 autour de 20 ans, 5 autour de 20-25 ans, 1 autour de 25-30 ans, 2 autour de 30-35 ans. Pour 430 hommes, 46 sont décédés à un âge compris entre 15 et 20 ans (le plus jeune avait 15 ans – fusion incomplète de l’os coxal), 211 autour de 20-25 ans, 115 autour de 25-30 ans, 39 autour de 30-35 ans, 10 autour de 35-40 ans, 5 autour de 40-45 ans, 3 vers 50 ans et 1 entre 50 et 60 ans. Pour le reste des individus, l’âge n’a pas pu être déterminé avec précision. Ces données sont en adéquation avec le fait que la Grande Armée de 1812 était composée de nouvelles recrues.

    La mesure des ossements, et plus particulièrement des humérus, fémurs et tibias, a permis d’établir une taille moyenne. Deux méthodes de calcul différentes donnent des valeurs oscillant entre 1,70 m et 1,75 m. Ces tailles paraissent importantes compte tenu du fait que, fin 1811, l’Empereur abaisse la taille du conscrit à un minimum de 1,48 m pour organiser sa nouvelle grande armée. Les soldats qui sont morts à Vilna lors de la retraite étaient des « survivants ». Ils avaient vécu l’ensemble de la campagne et les privations qui allèrent avec. La sélection naturelle ayant fait disparaître les plus faibles, cela a-t-il une relation de causalité avec la taille ? Le très bon état sanitaire, et notamment dentaire, des individus de la fosse tendrait à le prouver.
    Des études sont en cours sur des échantillons de sable prélevés à l’emplacement de l’appareil digestif de certains corps. Le contenu de ceux-ci pourra peut-être être déterminé et nous saurons alors quels ont été les derniers repas de ces soldats.

    Le contact rapproché entre les squelettes, illustré par la très faible quantité de dépôts entre les os, atteste du fait que les corps furent inhumés simultanément ou tout du moins dans un laps de temps très court ! L’accumulation des corps sur les deux côtés de la fosse démontre qu’elle fut remplie depuis ses bords. Les squelettes découverts au milieu de la tranchée correspondent à des corps qui ont glissé par-dessus les autres. Il est très probable que les corps furent jetés depuis les bords de la tranchée par les personnes chargées de l’inhumation. La position anatomique de nombreux squelettes suggère fortement que les corps furent très peu manipulés ; de plus, certaines positions sont très différentes de celles liées à la rigidité cadavérique, suggérant que le froid intense a congelé ces victimes dans la position qu’elles avaient au moment de la mort, et conservée par la rapide inhumation des corps. Ainsi, l’un des corps a été trouvé en position fœtale ; un autre, exténué, est décédé accroupi, gelé assis sur ses talons, positions dans lesquelles ils ont été retrouvés presque 200 ans plus tard.

    L’analyse des ossements ne montre pas de pathologie traumatique fraîche, mais a contrario des pathologies traumatiques cicatrisées. L’observation de fractures survenues longtemps avant la mort, dans d’autres combats, et plus ou moins bien réduites, indique sans aucun doute qu’il s’agit de soldats qui furent engagés dans les campagnes militaires antérieures à 1812.

    D’autres données mettent en évidence le contexte de crise :

    l’inhumation simultanée d’hommes et de chevaux, trois chevaux et un petit équidé (probablement une mule) furent découverts au fond de la tranchée au contact direct des corps humains. De même, l’inhumation de corps portant des vêtements fut clairement révélée par la découverte de restes de différents uniformes en position correcte : boutons sur le thorax, boucles de ceinture sur les lombaires, fragments de guêtres en place sur les tibias, semelles de chaussures au contact des os des pieds. Un shako avec ses cocardes tricolores encore en place sur un crâne ! L’absence d’armes révèle un désarmement ou une retraite désordonnée. L’analyse des boutons permet de conclure que des soldats ou officiers de dizaines de régiments différents furent inhumés dans la même tranchée.

    Une étude du mobilier retrouvé sur le site a été réalisée. On peut indiquer pour ce qui a pu être identifié :
    - Des restes de draps de laine foncés : pouvant avoir été bleus, verts, rouges... et qui formaient essentiellement l’extérieur des uniformes : habits, capotes, guêtres et culottes pour l’infanterie ; habits, dolmans, gilets, vestes d’écurie, pantalons de cheval, manteaux, portemanteaux ou schabraques pour la cavalerie…
    - Des restes de drap de laine clair : pouvant avoir été blanc, beige… et qui formaient les gilets, culottes, revers et retroussis de basques des habits d’infanterie et de certains corps de cavalerie…
    - Des restes de toile (lin, chanvre, coton, soie…) provenant majoritairement des doublures d’uniformes (habits, culottes, gilets…). Les morceaux dont la texture est la plus fine peuvent être attribués à de la doublure de vêtements d’officiers ou à des chemises…
    - Des boucles en cuivre à ardillon et anneaux divers, pouvant provenir de havresacs d’infanterie, de ceinturons…
    - Des anneaux de petit diamètre (en or et argent), boucles d’oreilles et bagues.
    - Des cocardes en cuir (bleu, rouge, blanc) de l’armée française, dont une qui reposait sur les restes d’un shako placé sur le crâne de son dernier propriétaire.
    - Les restes de shako, en cours de restauration ; un portant une plaque règlementaire 1810 du 2e régiment de d’infanterie de ligne ; un second en cuir avec visière à jonc en laiton et restes de drap de laine de recouvrement, un troisième incomplet mais possédant des restes de sa plaque modèle 1812 au chiffre du 21e de ligne (des traces de suie ont été retrouvées sur des fragments de feutre de ces shakos).
    - Diverses pièces de cuir pouvant avoir été des chaussures, des bottes, des havresacs et autres pièces d’équipements : harnachements…
    - Des boutons de diverses sortes : Boutons plats en bois, en os, en écailles ou en cuir ; ils étaient utilisés pour les capotes, les culottes (fermeture du pont, bretelles), les gilets, les chemises (cou et manches), guêtres. Boutons bombés, en bois recouverts de fine tôle d’étain ou de cuivre, pour la cavalerie (hussards, chasseurs à cheval). Seule l’âme de bois ou des traces de métal ont survécu. Boutons plats en cuivre ou métal blanc ; certains boutons régimentaires sont encore identifiables par les dessins apparaissant en relief ; les boutons de métal blanc ont quasiment disparu, rongés par l’oxydation. Petits boutons plats, de métal jaune, en place sur des restes de drap, de tissus provenant de guêtres d’infanterie.

    “Il neigeait. L'âpre hiver fondait en avalanche.
    Après la plaine blanche une autre plaine blanche.
    On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.
    Hier la grande armée, et maintenant troupeau.”

    L’expiation – Victor Hugo - 1853

    Source :
    Les ombres de la retraite de Russie : Vilna 1812 – Vilnius 2002 http://www.terranobilis.com/pdf/article_ombres_russie.pdf
    par Yann Ardagna, Catherine Rigeade, Michel Signoli et Thierry Vettel