Dans le petit square Antoine, place Denfert-Rochereau, transformé en parc à chiens, les quadrupèdes tournent autour d'un socle étrangement vide, celui qui rend hommage à François Raspail, républicain, carbonariste, révolutionnaire en 1830 et en 1848, libre-penseur, anticatholique et ami des insurgés de la commune de Paris. C'est en toute logique que la Troisième République, toujours prompte à statufier ses héros ou à leur donner des noms de rues, fit édifier par Léopold Morice une statue à sa gloire en 1897. Sur le socle de cette statue disparue, on peut toujours lire aujourd'hui :
A la science, hors de laquelle tout n'est que folie, A la science, unique religion de l'avenir : signé : son plus désintéressé croyant : François Raspail
Il n'est pas seul dans ce cas : à deux pas, une statue en bronze de François Arago ornait de 1893 à 1942 le boulevard à son nom et son socle est toujours là, tel un vestige. Comme Raspail, Arago était un scientifique, doublé d'un redoutable politicien, ardemment républicain, qui dirigea un temps le gouvernement de 1848 et les officiels de la Troisième République inaugurèrent cette statue avec une pompe grandiose qui s'accompagna même d'un lâcher de ballon. Que s’est-il passé pour une telle déchéance ?
Une date : le 11 octobre 1941, le gouvernement de Vichy promulgue une loi sur l'enlèvement des statues métalliques en vue de la récupération de métaux non ferreux (cuivre, laiton, plomb) nécessaires pour participer à l'effort de collaboration avec l'Allemagne.
Nous, maréchal de France, chef de l’Etat français, décrétons : il sera procédé à l’enlèvement des statues et monuments en alliage cuivreux sis dans les lieux publics et les les locaux administratifs, afin de remettre les métaux constituants dans le circuit de la production industrielle ou agricole.
Plus d'une centaine de statues sont alors fondues, dont 74 commémoratives. M. Lehideux, Secrétaire d'État à la Production industrielle dédommage La ville de Paris en fonction du poids en bronze récolté. Jusque-là rien d'original en temps de guerre... Pourtant, cette opération surprend par l'écart entre notre perception de cette guerre totale, industrielle, mondiale et le poids relatif de quelques statues parisiennes, mais plus encore, dans le choix effectué par la commission. Car toutes les statues parisiennes ne furent pas fondues, loin de là, seulement une sélection précise en lien avec leur représentation. C'est bien là que se situe l'intérêt de ces socles vides : un authentique vestige de l'histoire de Paris qui devient un certificat de républicanisme pour les uns, ou de pauvreté artistique pour les autres, certainement davantage qu'un effet collatéral de l'occupation allemande.
Dans le premier cercle de l’enfer figurent les bronzes qui n'avaient pas la moindre chance en raison de leur connivence avec le régime responsable de la déroute de 1940 ou d’avoir préparé la chute aux yeux de l'état français : les statues de commandeurs sombres de l’ancien régime défait furent envoyés à la fonte : Ainsi Gambetta (louvre), Hugo (place victor hugo), Chautemps (square chautemps), Trarieux (square ledoux), Jean Macé (mairie du 19e), Zola (avenue émile zola), Waldeck-Rousseau (tuileries), Louis Blanc (place monge), Arthur Ranc (mairie du 9e) disparurent du paysage parisien.
Puis vint le tour du souvenir d’intellectuels et de politiques qui avaient miné la restauration de la monarchie au cours du siècle précédent, particulièrement agité, celui justement de Raspail et d'Arago : on y trouve pêle-mêle Ledru-Rollin (mairie du 11e), Lamartine (square lamartine), Floquet (boulevard jules ferry) et Baudin (avenue ledru-rollin). Un beau bouquet romantique rejoint par Chopin (luxembourg) et Berlioz (square berlioz). Enfin, dans l'abîme sombre fondirent les images de la génération coupable de la faute originelle, ceux de la « grande » révolution de 89 ou suspects de l'avoir engendrée : là rôtirent les bustes de Diderot (square d’anvers), Marat (buttes-chaumont), Rousseau (panthéon), Voltaire (quai malaquais), Desmoulins (palais royal), Condorcet (quai conti), Bailly (luxembourg), Sedaine (square d’anvers). Du beau monde, en somme.
Et donc, contrairement à ce qui se répète souvent, toutes les statues ne furent pas fondues et beaucoup furent épargnées. Pire, les bénéficiaires du cercle des bienheureux rendent suspect cette rafle « métallique » : quand les six statues de Jeanne d'Arc de Paris sont toujours là, les trois de Voltaire ont toutes été fondues. Celles de Charlemagne (parvis de notre dame), Etienne Marcel (Hôtel de ville) et Aristide Briand (quai d’orsay) n’ont pas été abimées. Celles de La Fayette (cours la reine) et des Américains (Rochambeau, Franklin, Washington) furent conservées pour ne pas déplaire aux Américains du nord, celle de Bolivar (cours la reine) aux Américains du sud et celle de Garibaldi (square garibaldi) pour flatter Mussolini dont le pays cherchait l'alliance diplomatique.
Saint Louis (montmartre), Henri IV (pont neuf), Louis XIV (3 statues), Louis XIII (place des vosges), Napoléon (2 statues) ont passé sans problème l'examen de survie tout comme Balzac (vavin), Molière (rue richelieu), Musset (parc monceau), Delacroix (luxembourg), Gounod (parc monceau), Dumas (place catroux) ou Montaigne (rue des écoles). Le génie de la Bastille dont on disait pourtant « Il est là-haut, il s’embête, il voudrait bien s’en aller, mais il ne peut pas, il ne peut pas, lâcher la colonne, il ne peut pas, il ne peut pas, sauter jusqu’en bas… » était décidément bien vissé, Buffon et Bernardin de Saint Pierre (jardin des plantes) n'était pas menacé tout comme bien sûr les statues des glorieux militaires comme Moncey (place clichy), Gallieni (invalides), Fayolle (place vauban), Clémenceau (champs élysées), Joffre (champs de mars) ou Foch (trocadéro), dont la statue était alors en chantier. Les Allemands détruisirent eux-mêmes la statue de Mangin (place denys-cochin) qui sera refondue à la libération.
Beaumarchais (rue saint antoine), Danton (odéon) et une des deux statues de Diderot (saint germain) ont curieusement échappé au "statucide" et Michel Ney (port royal) doit sans doute l'absolution à son destin tragique. À l’inverse, j’ignore pourquoi la statue de Corneille (panthéon) est passée à la trappe…
Pour remplir les objectifs de la collecte, il aurait été possible de se saisir des représentations animales. L'éléphant et le rhinocéros qui ornaient le Trocadéro se trouvent maintenant devant le musée d'Orsay ! Alors que les crocodiles du bassin de la place de la Nation ont disparu pour toujours. Geneviève Dormann écrivait : “ Paris est une ville pleine de lions” ,ils sont innombrables à Paris, et sont encore là, dont celui de la place Denfert-Rochereau, copie de celui de Belfort, pourtant symbolique de la résistance aux Allemands ! C'est d'ailleurs certainement à des lions, ceux de la place Daumesnil, que revient la palme de la survie : Déjà détériorés, criblés de balle et d’éclats d’obus lors de la commune de Paris en 1871, quand ils ornaient la fontaine de la place du Château d'eau, ils échappèrent une deuxième fois à la destruction lors de l'aménagement de la place de la République : ils trouvèrent asile place Daumesnil où ils sont toujours aujourd’hui ! On n’a pas osé y toucher une troisième fois lors de cette fameuse rafle de 1942...
D.L
Liste des statues publiques disparues de Paris
Statues et monuments détruits ou disparus à Paris