• Bicentenaire 1812 et la Campagne de Russie. Partie I : Le départ

    Le 24 juin 1812, l’Empereur Napoléon Ier qui est sorti depuis quelques semaines de sa torpeur parisienne, et qui vient de passer quasiment trois années dans une certaine inaction, a décidé, à contre cœur, l’invasion de la Russie.

    C’est bel et bien un peu la mort dans l’âme, que l’Empereur s’était résolu à cette invasion qu’il savait risquée. Entre 1805 et 1809, il était venu à bout de ses ennemis les plus constants, les Autrichiens, mais aussi des Prussiens et des Russes qui après une série de défaites, d’Austerlitz, en passant par Eylau et Friedland avaient consenti une paix à la France.
    L’Empereur, à la sortie de ses plus brillantes victoires, devait pourtant commettre une série d’erreurs compromettant ses chances de succès face à une Europe rétive à accepter la domination du héros de la Révolution.


    Dans son île, la perfide Albion n’avait cessé de fomenter des complots contre l’homme, de susciter des guerres contre la France, grâce à sa flotte, grâce à son or.
    Cette ennemie, l’Empereur avait cru la toucher dans son système de blocus continental qui devait l’emporter dans d’imprudentes conquêtes, notamment celle de l’Espagne et du Portugal, conquêtes inachevées. Menacé et attaqué à nouveau par l’Autriche en 1809, l’Empereur est une fois encore vainqueur et expulse l’ennemi anglais de la péninsule ibérique. Ces affaires privées vont toutefois l’éloigner du théâtre espagnol, où malheureusement il ne remettra plus les pieds.

    L’Angleterre n’est pas vaincue et entre les deux cousines européennes, il ne peut y avoir qu’un vainqueur, les guerres de l’Ancien régime ne furent qu’une succession de passe d’armes entre les deux ennemies, jusqu’à la guerre d’indépendance américaine, et jusqu’aux guerres révolutionnaires. Pour la première fois, l’une d’elle, la France, menace la seconde sérieusement, au point de déclencher un conflit en 1793, qui durera jusqu’en 1815.

    L’une et l’autre luttent en effet pour la domination de l’Europe et du Monde. Les Français ont été vaincus dans les précédentes manches, en Amérique, aux Indes. La victoire américaine a certes écornée l’étendard de l’Angleterre, mais elle n’a pas rétabli l’équilibre. A la guerre révolutionnaire, à la guerre d’expansion que mènent les révolutionnaires de Paris, l’Angleterre s’accroche, maintes fois vaincue, mais toujours insaisissable dans son île. Elle trouve en Europe des soutiens nombreux, motive les Habsbourg, les Bourbons de Sicile, soutien les Turcs, les Prussiens, les Russes. Ces coalitions sont défaites par la jeune République française pépinières de généraux de génie, dont le plus célèbre et le plus redoutable est Napoléon Bonaparte.

    Quelques années plus tard, un projet est apparu, Napoléon s’est laissé tenter par un mirage, espérant du Tsar russe une aide concrète. Une expédition à travers la Perse jusqu’en Inde est envisagée, le dépècement de l’Empire Ottoman et la reprise de Constantinople un temps évoqué, ombre, plutôt que projet. Mais Alexandre Ier attiré ou non par ces projets, souffre d’une opinion publique dans l’aristocratie extrêmement hostile à la France révolutionnaire, bien que francophile.
    Il faut dire, que cette aristocratie, notamment de Saint-Pétersbourg avait vu arriver dès 1790, les premiers émigrés. Elle avait pris en horreur cette Révolution menaçante et honnie. Elle s’était enrichie du commerce avec l’Angleterre et avait durement été touchée dans sa chair lors des sanglantes défaites des années 1805-1807.

    C’est une alliée rétive que Napoléon ne peut dominer et ne pouvant obtenir plus qu’une neutralité, Napoléon est vite inquiété par les préparatifs de guerre russes et surtout par quelques entorses au blocus continental malgré la promesse des traités de ne pas commercer avec l’Anglais. Désormais dans l’esprit de Napoléon, la guerre est inévitable. la Russie, si elle ne consent à abattre l’Angleterre, ne peut être qu’une ennemie, et une victoire forcera l’Anglais à conclure une paix stable. Car en Angleterre, l’année 1811 a été une année difficile économiquement, le pays est au bord de la ruine, des mouvements révolutionnaires ouvriers se sont profilés, le pays est fatigué et incertain. Napoléon pense vraiment pouvoir en terminer en soumettant la Russie.

    Il prépare une armée gigantesque, à cette époque inégalée par son nombre, une Grande Armée hétéroclite composée de 20 nations et d’autant de langues, dit la légende. Après quelques aventures d’espionnages dignes des films modernes, l’Empereur a même mis la main sur la matrice de cartes russes, préambule obligatoire à une invasion qui ne peut se faire sans carte, dans un pays totalement méconnu par l’envahisseur. Le 23 juin 1812, le gros de cette armée est rassemblé au bord du Niémen et commence la traversée et l’invasion sans déclaration de guerre, dès le 24 juin. Le futur Général Griois, décrit les premiers jours de cette invasion dans ces mémoires :


    « Nous quittâmes Seyny le 23 ou 24 juin. Cette petite ville assez jolie renfermait beaucoup de juifs, mais bien différents de ceux que nous avions vus, ils étaient propres et bien vêtus, la plupart avec des espèces de soutanelles de soie noire. Je logeai chez l’un d’eux et sa maison était fort bien tenue. Le 24, nous eûmes en route un orage effroyable, le ciel était embrasé et l’horizon couvert d’une fumée noire et épaisse, elle s’élevait des forêts qui bordent le Niémen du côté de la Pologne, on y avait mis le feu dans une étendue de plusieurs lieues, pour masquer nos mouvements à l’ennemi. Le 25 juin, notre corps arriva vers les 10 heures sur les bords du Niémen, environ une lieue au-dessus de Kovno. Trois ponts avaient été jetés depuis Kovno au point où nous nous trouvions, et une partie de l’armée avait déjà passé le fleuve, sans presque éprouver de résistance. Nous passâmes sur le pont de droite et prîmes position sur le territoire russe au bord du fleuve qui en forme la limite. Il faisait ce jour-là un temps magnifique et le soleil dardait sur les armes et les cuirasses des innombrables troupes de toutes les nations qui se succédaient sans interruption sur les trois ponts. Il est impossible de décrire ce spectacle. Toutes ces troupes rivalisaient de tenue et d’ardeur et couvraient au loin les deux rives. Jamais armée européenne ne présenta un ensemble aussi brillant et d’une majesté aussi imposante. Le passage dura trois jours »
    Beaucoup d’auteurs russes, anglo-saxons ou français ont tenté de comptabiliser les armées avec un résultat assez peu probant. Les chiffres les plus fantaisistes ont été donnés, à la louche, étrangement ronds… 450, 500, 600, 685 000 hommes !

    A peu près tout et n’importe quoi a été écrit… Aujourd’hui nous pouvons voir plus clair sur une situation qui s’éclaire au fil des recherches modernes, Jean Tranié et Juan Carlos Carmigniani avaient déjà donné il y a quelques années un ordre de bataille français et russe cohérent. Les différents auteurs, notamment russes et anglo-saxons ont beaucoup joué sur le nombre de polonais, sur les réserves françaises et sur les forces réelles engagées par les Autrichiens et les Prussiens.

    Cette Grande Armée donc comprenait une masse imposante, la plus forte armée jamais réunie par Napoléon et dans les guerres de cette époque. Après les Français, bien sûr nombreux, se trouvaient tous les peuples de l’Empire napoléonien, en premier lieu de nombreux Polonais dont le chiffre opérationnel a été beaucoup grossit, car combien de ces 100, 110 000 polonais se trouvaient effectivement en état de combattre ? 

    L’Empereur était connu pour son habileté à dissimuler et à falsifier les effectifs de son armée… Ainsi dans la création des régiments d’infanterie de ligne ou légère, Napoléon avait toujours laissé vacants des numéros, assez nombreux pour illusionner ses ennemis sur ses possibilités de mobilisation de troupes. 150 régiments sur le papier peuvent dissuader un ennemi plus sûrement que 120. Très vite, cette énorme masse d’hommes fut ravagée par les maladies qui rappelons le furent le fléau des armées napoléoniennes.

    Ce n’est pas le fer des sabres, les balles des fusils ou les boulets qui tuent le plus d’hommes dans les armées de ce temps… C’est la maladie. Les fièvres, la malaria, les épidémies notamment de typhus, la peste en Egypte bien sûr, exemple célèbre. Les armées sont aussi ravagées par les maladies vénériennes, un mal endémique qui frappe de nombreux soldats, ainsi que la gale, ou encore de terribles dysenteries. Les hommes en effet, et notamment en Russie ont soif car ils marchent et ils marchent beaucoup… 20, 30, 40, 50 kilomètres par jour sont le quotidien des fantassins qui doivent forcément étancher une soif inextinguible dans un pays où les routes ne sont pas pavées mais seulement en terre battue.

    Dans la chaleur d’un été exceptionnellement chaud, les hommes en marche soulèvent des nuages de poussières au point que les colonnes pouvaient aisément se voir de loin. Les hommes se ruent alors sur les sources d’eaux, toutes les sources d’eaux… les mares, les flaques, les ruisseaux, les cours d’eaux grands et petits. Cette eau est par ailleurs souvent corrompue et véhiculent les fameuses dysenteries et fièvres qui ravagent la Grande Armée plus sûrement que les coups de fusils des Russes. Car cela est rarement dit, le soldat, les officiers également, mangent à la gamelle commune rassemblés par petites bandes. Une douzaine d’entre eux forment « la communauté de la marmite ».

    Ensemble, ces hommes font le repas, partagent les rapines et les pillages, et lorsqu’une soupe, un bouillon est préparé, le Général Thiébault raconte dans ses mémoires (un épisode de la Révolution mais la troupe se comportait exactement de la même manière sous l’Empire), que ses compagnons et lui plongeaient leur cuillère dans la marmite à tour de rôle dans une espèce de ronde gastronomique dont nous imaginons bien les possibilités de contamination…

    C’est pourquoi, il est toujours actuellement difficile de dire combien de troupes passèrent réellement le Niémen, entre 450 et 500 000, c’est une fourchette raisonnable et qui déjà est un nombre colossal ! Cette pénétration de la Grande Armée commence dès le 24 juin mais les troupes impériales n’entreront pas toute en Russie ce jour-là. Il fallut pas moins de trois jours, par deux grands ponts pour que le gros de cette armée passent la frontière. Certaines troupes des réserves passèrent également la frontière tardivement dans le courant de l’automne 1812. Le IXème corps du Maréchal Victor fut de ceux-là et d’autres troupes, notamment polonaises sous le commandement du Maréchal Augereau restèrent en protection sur le territoire polonais. Plus de 80 000 hommes sur le papier constituent ces troupes à titre d’exemple.

    C’était pour l’époque, une exception historique, une armée gigantesque, colossale, un exploit en soit, mais très vite, elle fut la victime de sa démesure. L’Empereur avait pourtant prévu d’immenses magasins de fournitures, mais rapidement d’importants problèmes se profilèrent dans les immensités russes. Tout d’abord la difficulté de faire vivre une armée sur le pays. Nous n’étions plus dans ces régions slaves, dans les plaines italiennes ou allemandes, fertiles et accueillantes et les Russes pratiquèrent instantanément la politique de la terre brûlée, brulant les réserves, les fournitures, les villages et s’efforçant de limiter au maximum les possibilités de ravitaillement du pays.

    En face, l’armée russe comprend des effectifs à peu près égal à la Grande Armée de Napoléon mais n’étaient pas concentrées et restaient commandées par plusieurs généraux. Malgré les indices d’une invasion, les informations communiquées par les espions, les russes n’avaient pas eu le temps ni le désir d’opérer une concentration qui en temps de paix bien sûr était inutile.

    Immédiatement, les troupes russes de Barclay de Tolly et de Bagration se trouvent isolées et en danger d’être écrasées dans les premières batailles avant même d’avoir pu se réunir. C’est dans cette dispersion que les armées russes trouvaient leur infériorité numérique flagrante qui a pu si facilement être détournée. Durant de longues semaines, les armées russes seront donc menacées d’être anéanties et détruites en détail par l’Empereur Napoléon, connu par ailleurs pour être passé maître dans l’art de ses manœuvres.

    La suite allait démontrer qu’une telle armée ne pouvait être manœuvrée aussi aisément que les 40 000 hommes de l’Armée d’Italie de 1796, ou les 70 000 hommes d’Austerlitz. Pour manœuvrer de telles masses d’hommes, accompagnés de milliers de chevaux par ailleurs en nombre insuffisant et par des milliers et des milliers de véhicules divers, de fourgons, d’ambulances, de voitures, il fallait déléguer. Parmi les généraux et maréchaux de l’Empereur se trouvaient bien sûr de très bons tacticiens et stratèges, l’encadrement français était dans l’ensemble excellent et bien meilleur que celui des Russes mais il se trouvait également dans cette armée des faiblesses, des officiers indécis, les exemples tonitruants que donnèrent Jérôme Bonaparte le propre frère de l’Empereur et le Général Junot pris d’une apathie et d’une crise de folie, maladie qui le terrassera bientôt, sont assez significatifs de l’échec relatif de l’Empereur à manœuvrer à sa guise une entité militaire monstrueuse qui devait d’ailleurs très vite s’éroder.

    Heureusement pour la Russie, sa destinée, du moins immédiatement dans ses premiers jours de juillet 1812 se trouvait dans les mains d’un général intelligent, souvent décrié et qui fut calomnié par ses contemporains russes, le général Barclay de Tolly.

    Militaire de talent, bien supérieur par son intelligence et ses qualités de stratèges à la plupart des militaires russes de son temps, Koutouzov et Bagration inclus, il fut véritablement le sauveur de la Russie, en ordonnant immédiatement la retraite et en ordonnant la technique de la terre brûlée. Habile, il put mettre assez de distance entre son armée et celle des envahisseurs pour éviter un écrasement qui aurait signifié la perte immédiate de la guerre. Si l’encadrement russe n’avait pas la valeur de celui des Français en général, Napoléon avait trouvé dans Barclay un adversaire de taille, un adversaire qu’il n’avait ni deviné, ni appréhendé. La Russie n’honorera jamais assez ce général, un digne fils de Souvorov !


    Source : Laurent Brayard  http://french.ruvr.ru/2012_06_24/Campagne-de-Russie-1812-histoire/  La Voix de la Russie Голос России

    Kaunas (Lituanie) 1812-2012 Napoleon franchit le... par Hieronymus20
    Fin juin 2012, nous sommes à Kaunas en Lituanie pour commémorer le passage du Niémen par la Grande Armée de Napoléon qui s'est produit 200 ans plus tôt au début de la campagne de Russie. les figurants viennent essentiellement d'Europe de l'est, Pologne, Tchéquie, pays Baltes, Russie et Biélorussie, il y aussi quelques Français, cette parade permet également d'apprécier le caractère pittoresque de la vieille ville historique.

    Marie-Pierre Rey, Thierry Lentz et Jean Tulard chez Michel Field