• La gloire de Sylvia Beach (Shakespeare and Company)

    « Sylvia portait le pollen comme une abeille. Elle fertilisait les écrivains »  écrivait André Chamson : « Elle a fait plus pour relier l'Angleterre, les Etats-Unis, l'Irlande, et la France que quatre grands ambassadeurs combinés. Ce n'était pas simplement pour le plaisir de l'amitié que Joyce, Hemingway, Bryher et tant d'autres ont souvent pris le chemin de Shakespeare and Company dans le cœur de Paris. . . »







    Sylvia Beach est née le 14 mars 1887 à Baltimore, Maryland, au milieu de trois filles. Sylvia a d'abord connu Paris comme une adolescente quand son père travaillait pour l’Église Américaine  pendant deux ans. Jeune femme, elle est revenue en Europe pour apprendre l'espagnol et l'italien, puis travailler pour la Croix-Rouge et accessoirement étudier la littérature française à la Sorbonne en 1917. C’est à cette époque que Sylvia découvrit la librairie d'Adrienne Monnier et Adrienne elle-même pour la première fois.

    La librairie d'Adrienne portait le nom : « La Maison des Amis des Livres », située rue de l'Odéon sur la rive gauche. Bien qu'Adrienne soit encore dans sa vingtaine d'années, elle avait fondé une librairie qui devait façonner l'avenir de la vente de livres. Cette librairie, axée sur la littérature moderne, a monté la première bibliothèque de prêt. Son magasin était conçu pour y fouiner, avec tables et chaises, qui encourageaient les visiteurs à s'y attarder au milieu de murs ornés de photographies d'art. Adrienne a “transformé la vente de livres en une profession intellectuelle et artistique”, pensait Andrea Weiss.

    La Maison des Amis des Livres

    Lorsque Sylvia et Adrienne se rencontrèrent, leurs vies ont rapidement fusionnées. Les deux femmes sont devenues des amies et des amoureuses pour longtemps et leur travail a façonné le paysage littéraire du Paris de ces années là. Avec les encouragements d'Adrienne, Sylvia a démarré sa propre librairie en 1919, appelée Shakespeare and Company. Le magasin de Sylvia était également spécialisée dans la littérature moderne, et répondait à la demande d’un nombre croissant de lecteurs parlant anglais à Paris. En deux ans, Sylvia a pu déplacer son magasin au 12 rue de l'Odéon, en face de celui d'Adrienne. Avec le Théâtre de l'Odéon à proximité, un magasin de musique et les deux librairies, Adrienne avait surnommé leur petit quartier "Odeonia" et Sylvia louait des chambres au-dessus de sa boutique. Elle vivait avec Adrienne au quatrième étage côté rue.

    Paris hébergeait une communauté d'écrivains dynamiques et de lecteurs avides. C'était une période très excitante pour les libraires et une époque glorieuse pour la littérature. Les revues littéraires étaient florissantes et des écrivains comme T.S Elliot, James Joyce, F. Scott Fitzgerald, Ezra Pound,D.H Lawrence ou Hemingway trouvaient de nouveaux publics. Adrienne, en fait, était aussi rédacteur en chef et éditeur de son propre magazine, Navire d Argent, qui présentait la littérature anglaise aux lecteurs français, y compris les écrivains comme Ernest Hemingway.

    Shakespeare and Company

    Sylvia et Adrienne étaient au centre de la littérature d'avant-garde. Les deux librairies se complétaient mutuellement et sont devenues un lieu de rassemblement pour discuter et débattre des nouvelles idées. Pour les Américains fuyant la censure et la répression des mœurs dans leur propre pays, Sylvia était engagée vers la liberté artistique ; sa librairie et sa philosophie étaient radicales. Elle nourrissait ses amis et ses clients avec des tasses de thé les jours froids, elle s'occupait du courrier et des messages pour ses clients, prêtait de l'argent, elle avait même un lit d'appoint pour les artistes qui avaient besoin d'un endroit pour dormir. La légende rapporte que la tradition de Shakespeare and Company continue aujourd'hui. L'apparence de Sylvia cachait sa vraie nature; elle était petite, mince, soignée et boutonnée de bas en haut. Elle ne ressemblait pas à une sage-femme de la littérature moderne ou à un leader de nouvelles idées. Adrienne, de son côté, était connue comme jouisseuse, terre à terre, une femme plantureuse qui aimait cuisiner, manger et portait de longues jupes lourdes ou des vêtements de paysan.

    Lorsque Ernest et Hadley Hemingway  s'installèrent à Paris en 1921, il n'a pas fallu attendre longtemps avant qu'ils découvrent Sylvia, sa librairie et qu'ils ramènent à la maison une pile de livres empruntés. Il était ému par la générosité que Sylvia lui avait montré quand il n'avait pas d'argent. C'est un souvenir d'Hemingway dans « Paris est une fête » : « Elle était gentille, gaie et intéressante, elle aimait faire des blagues et raconter des potins. Personne n'était plus agréable avec moi ». Il a également noté qu'elle avait de grandes jambes ! Dès cet instant naquit l'amitié entre Sylvia et Ernest et elle dura tout au long de leur vie. Sylvia aima immédiatement Hemingway et vit que c'était un écrivain sérieux. Elle était l'une de ses premières amies à Paris et l'un de ses plus fervents défenseurs. Adrienne crut voir chez Ernest le tempérament d'un véritable écrivain. Hadley, Ernest, Adrienne et Sylvia se rendaient ensemble aux matchs de boxe à la salle Wagram et aux courses de vélo du Vel d'Hiv ; ils ont également beaucoup exploré Paris.

    Ernest Hemingway devant Shakespeare and Company, avec Sylvia Beach et Adrienne

    La dévotion de Sylvia à la littérature moderne était si profonde que lorsque le roman de James Joyce “Ulysses” a été déclaré trop pornographique pour être publié, Sylvia mis son propre argent et sa réputation en jeu pour le voir sur papier. C'était un projet extraordinaire et un livre complexe, qui a continué de se modifier pendant sa publication. Sylvia a prêté de l'argent à Joyce quand il écrivait et pris à sa charge tous les coûts pour le publier et le distribuer aux États-Unis, où il a d'abord été interdit. Malgré la fidélité de Sylvia à Joyce et à son travail, elle n'a jamais été remboursée pour son investissement affectif et financier. En fait, quand Joyce a signé un contrat de 45 000 $ à la Random House, il a complètement oublié Sylvia. Rien n'est plus mystérieux que cette fécondation par le dialogue, la lecture, ou le simple contact. Lorsque la plupart des Américains ont quitté Paris dans les années 30 en raison du taux de change chancelant, la librairie n'était plus florissante, mais elle a réussi à la conserver ouverte. Les amis fidèles organisaient des lectures et des abonnements annuels pour la soutenir pendant ces années de vaches maigres. En 1937, Sylvia fut décorée Chevalier de la Légion d'honneur, un geste qui signifiait beaucoup pour elle. Elle a souvent porté son ruban, même pendant la guerre.

    Sylvia Beach et James joyce

    Quand Paris fut occupé en 1940, Sylvia choisit de rester à Paris, car c'était sa maison. Avec leurs amis parisiens, Adrienne et Sylvia ont enduré les hivers froids, les pénuries de carburant, le rationnement alimentaire et les longues files d'attente quotidiennes. Elles vivaient la censure des livres et du courrier. Le courage de Sylvia à cette époque fut étonnante. Elle décrit ses rencontres avec les nazis:  "La Gestapo venait et disait : Vous avez une fille juive à la librairie, vous aviez plutôt, et vous avez une marque noire contre vous. Je disais : OK, OK... et ils ont dit : nous reviendrons pour vous, vous savez ? J'ai toujours dit OK,OK et un jour, ils sont venus ". À une autre occasion, un officier nazi s'est arrêté dans le magasin pour acheter un livre, que Sylvia refusa de lui vendre. Quand il s'est arrêté la seconde fois, Sylvia a enrôlé ses amis pour déplacer tous ses livres dans la boutique et déménager ses étagères en quelques heures. Elle a même peint son enseigne, ne laissant aucune indication de son existence.

    Peu de temps après, elle a été prise dans la première rafle de femmes américaines en septembre 1942. Plus de 300 femmes ont été internées au zoo, où elles ont été assez bien traitées. Sylvia trouvait un peu d'humour dans cette situation où les femmes étaient conservées dans une maison de singes, et ses amis qui voulaient la voir payaient simplement l'entrée du zoo pour converser avec elle à travers les haies. Sylvia a été déplacée ensuite dans un autre camp, à Vittel, où elle est restée jusqu'au printemps de 1943 avec d'autres femmes américaines et anglaises. C'était un internement beaucoup plus long et elle plaida avec ses amis pour sa libération. Elle revint finalement à Paris avec Adrienne pour attendre la fin de la guerre. Ce fut une période sombre, avec quelques amis, et de pauvres rations alimentaires ; les livres étaient toujours cachés dans les appartements de la rue de l'Odéon et le magasin fermé.

    Quand Paris fut finalement libéré en août 1944, la rue de l'Odéon était l'un des derniers quartiers à être libéré. En ce jour historique, son vieil ami Ernest Hemingway, débarqué avec les alliés comme correspondant de guerre, trouva son chemin vers la vieille rue pavée. Sylvia se souvient :
    « J'ai entendu une voix forte qui criait : « Sylvia, Sylvia !! » Et tout le monde dans la rue repris cet appel « C'est Hemingway! C'est Hemingway! » S'écria Adrienne. J'ai dévalé les escaliers et nous nous sommes bousculés. Il m'a soulevé et m'a fait tourner en m'embrassant alors que les gens de la rue et aux fenêtres applaudissaient. »


    Paris Aout 1944

    Hemingway est resté assez longtemps pour s'assurer que Sylvia était en sécurité puis s'est dirigé vers le Ritz pour fêter la fin de cette longue guerre. La librairie n'a jamais rouvert, mais Sylvia est restée à Paris jusqu'à sa mort, le 5 Octobre, 1962. Elle est morte dans son petit appartement de la rue de l'Odéon, cette rue où elle avait vécu la plus grande partie de sa vie, où elle avait regardé le XXe siècle se dérouler, et trouvé “ses trois grands amours” : Adrienne Monnier, Shakespeare and Company, et James Joyce. Elle avait 75 ans.

    Le courage de Sylvia se trouve dans une autre librairie avec le même nom, ouvert par un autre Américain, George Whitman, en 1947. Shakespeare and Company est situé au 37, rue de la Bûcherie, près de la Seine, avec vue sur Notre-Dame. La fille de Whitman, appelée Sylvia Beach Whitman, dirige maintenant la boutique. Des lecteurs, des écrivains et des amoureux de la littérature du monde entier rendent encore visite à cette librairie en l'honneur de cette révolutionnaire tranquille, dont l'influence fut durable, bien au-delà de sa propre vie.


    D.L
    Article traduit et adapté à partir de la version anglaise originale :
    http://www.thehemingwayproject.com/in-praise-of-sylvia-beach/ March 14th, 2013