• Paris, ville érotique d’Emmanuel Pierrat



    Cela marqua Henry Miller dès son arrivée à Paris : « La première chose qu'on remarque, à Paris, c'est que le sexe est dans l'air. Où qu'on aille, quoi qu'on fasse, on trouve d'ordinaire une femme à côté de soi. Les femmes sont partout, comme les fleurs ». Une Pandore aurait libéré tous les vices et parsemé le Palais Royal, Montmartre, Montparnasse de ces fleurs au fil du temps et des modes.
    Cette émotion vient d’une histoire qui commença probablement très tôt, peut-être même quand la petite Lutèce était une ville de garnison Romaine où s’embusquaient les filles à soldats. Le livre d’Emmanuel Pierrat ne remonte pas jusque-là, puisque sans témoignages, mais au Moyen Age où, déjà, les histoires de débauches animaient les cabarets. Depuis, c’est identique et l’abondance des annales accumulées contribue à ce parfum dans l’air dont parlait l’auteur du tropique du Cancer…

    La critique insiste sur le défi que constitue cet étalage et sur le résultat, un peu court pour couvrir le sujet avec sérieux, tant l’ambition est énorme. Certaines histoires qui ont traversé les siècles méritent surement mieux qu’un simple paragraphe dans lequel on sent à la fois la volonté de détailler et celle de rester concis. Qui trop embrasse, mal étreint. Le conservateur du musée de l’histoire judiciaire ne s’est pas laissé emporté par son érudition. Pourtant, tout est là, on devine que l’effort fut douloureux et la synthèse délicate. Ce n’est pas une somme et, par sa concision, le livre s’adresse davantage au novice qu’au connaisseur qui n’y trouvera pas de découvertes ébouriffantes. Ce n’est pas non plus une liste à la Prévert des aventuriers d’alcôves, mais une promenade avec une vraie maitrise du sujet. L’imposante bibliographie de son auteur garantit qu’il pourrait probablement encrer plusieurs tomes s’il avait voulu ou si on l’avait laissé faire.

    L’Histoire de Paris est remplie d’anecdotes plus ou moins authentiques et de faits spectaculaires. Une synthèse comme celle-là permet de remettre en perspective les vrais hussards devant les gais folâtrons. Tous les personnages ne sont égaux devant Eros, certains sortent clairement du lot et pourraient remplir un livre entier. J’en ai croisé trois parmi la foule : Henri IV, Louis XV et Marcel Jamet, qui semblent refléter les excès comme les mythes qui enflamment l’imagination. La clé du mystère du Paris érotique se trouve bien dans cette étrange et subtile fragrance. Des histoires entre le rire et les larmes, tragique et comique, éros thanatique, car l’écrin ne s’ouvre pas naturellement.

    Henri IV et la belle fosseuseHenri, le fils de Jeanne d’Albret, avait hérité auprès des femmes du courage, de l’originalité et de la passion que sa mère montrait dans la politique et le sens du pouvoir. Il eut un nombre incalculable d’aventures qui le portaient de la comtesse nichant rue du Louvre à la soubrette avinée des cabarets. Cela lui valut la sympathie des Parisiens, la vénération de sa statue au Pont-Neuf, seul monarque dans ce cas et son surnom de « vert galant », nom donné au square à la pointe de l’île de la Cité. Il avait conclu un pacte avec la providence, certains diront avec le diable, que rien ne lui arriverait tant qu’il suivrait son bon cœur de béarnais et la chance fut effectivement souvent de son côté. Il était né, dirions-nous aujourd’hui, sous une bonne étoile.

    Ses deux mariages ne furent pas heureux, mais le sauvèrent de bien des tracas, l’un avec la reine Margot qui lui sauva la vie lors de la Saint-Barthélemy, puis avec la banquière Marie de Médicis, qui donna à la cour la mode des poitrines voluptueuses et voyantes mais montrait une tolérance contrainte pour les frasques de son royal époux. La liste de ses maîtresses officielles, dont beaucoup de bâtardises porteront le nom de leur père, masquait la chasse aux loutres, aux nonnes ou aux abbesses dont l’histoire n’a pas conservé le nom. « le temps qu’il ne consacrait pas aux affaires, il le consacrait à l’amour » dans les rues au-delà des halles « bourdant » l’ancienne muraille de Philippe Auguste où devait se fixer le genre d’oiselles dont il était friand : ces jeunes filles de la campagne que l’infortune avait contraintes à la rue : filles violées exclues du mariage, servantes chassées, veuves abandonnées qui grouillaient rue Tiquetonne, rue du poil au con (aujourd’hui pélican), rue tire-putain (aujourd’hui Marie-Stuart), rue Gratte-cul (aujourd’hui Dussoubs). Il ne tarda pas à autoriser la réouverture des maisons d’amour (“bourdeaux” : au bord de Paris d’où viendra le mot bordel) afin de « préserver la sécurité des honnestes dames et éviter que les goûts de Henri III ne se puissent répandre chez les Jeunes gens » ....

    Charlotte de MontmorencyTout cela dura jusqu’à ce que son regard croise celui de Charlotte de Montmorency, elle a 15 ans, lui 57, et met toute sa grâce dans ce ballet qui fait chavirer le vieux roi, armée d'un javelot, toute de tulles vêtue. Il éloigne ses rivaux et redevient un enfant en se déguisant pathétiquement en serf, fauconnier ou postillon pour pouvoir approcher la belle. Une nuit, il escalade le mur de son jardin pour la voir « toute eschevelée sur un balcon, avec deux flambeaux à ses costez ». À la vue de « son Roméo » au bord de l'évanouissement, elle s'esclaffe en lui envoyant des baisers : « Jésus, qu'il est fou ! ». Quand son mari, pourtant choisi par le Roi, mais excédé, l’envoie à Bruxelles pour l’éloigner du coureur frénétique, Henri déprime, nouveau Ménélas, lève des troupes et met la France en guerre pour libérer son « Hélène » et revoir le bel ange. Nous sommes en février 1610, mais sa chance comme avec la belle l’avait abandonné et le 16 mai, François Ravaillac surgit de la foule rue de la Ferronnerie, saute sur une borne charretière pour planter son couteau dans ce vieux cœur malade d’amour…


    Louis XV était au début de son règne « le bien aimé » et avait de nombreux points communs avec son ancêtre au panache blanc. Il allait même « au bourdeau » chez la Braisée, rue Sainte-Anne où une certaine demoiselle Marie Dascher lui fut présentée, mais il refusa. Elle conserva cependant une grande notoriété auprès de ses clients grâce à cet instant de gloire non consommé.
    Jeanne Bécu Comtesse du Barry
    Sartine
    , le lieutenant général de police lui fournissait trois fois par semaine le détail privé, enrichi par ses soins de ce qui se passait dans les mauvais lieux de Paris et les faisait lire par jeanne Bécu, comtesse Du Barry, prélude à ses distractions très privées au Petit-Trianon, construit pour abriter ses amours avec la Pompadour, mais qui finalement profita à Jeanne.
    L’érotomanie du Régent avait laissé sur Paris un air polisson qui contrastait avec l’étiquette en vigueur à Versailles et ce Roi, qui s’ennuyait ferme, se délectait à découvrir les aventures obscènes de l’aristocratie poudrée : celles de l’insatiable duc de Richelieu, de son cousin le prince de Conti, compagnons de grande débauche, le ridicule du duc de Choiseul-Praslin, amoureux de sa sœur la duchesse de Grammont, voire même d’ecclésiastiques célèbres qui se retrouvaient entre-eux chez la Dupré, rue Saint-André-des-Arts. On y trouvait une garde-robe fournie permettant tous les travestissements possibles et des appareillages complexes, rendant le séjour affriolant et les rapports, lus au Roi, aussi croustillants que possible. Casanova ou Sade ont témoigné de cet « air du temps » dans les maisons : itinéraire érotique fait de couloirs secrets, de miroirs sans tain où le militaire se déguise en domestique et la duchesse en cuisinière puis s’accouplent sous des images licencieuses ou des lucarnes propices à d’autres visiteurs.

    La marquise de Pompadour, née Antoinette Poisson, intelligente et fine connaisseuse des faiblesses de Louis, savait qu’avec l’âge, la concurrence deviendrait chaque jour plus vive et avait trouvé, dans le rôle de rabatteuse officielle, le moyen de garder son rang. Une ménagerie royale fut installée au Parc-aux-Cerfs, près de l’actuelle cathédrale Saint-Louis, pour héberger de jeunes filles ramenées de Paris par des sergents recrutés par la marquise, qui se chargeait elle-même de les présenter au monarque. Une « résidente » du Parc-aux-cerfs, Marie-Louise O'Murphy, par François Boucher.Si d’aventure des enfants naissaient, elles repartaient souvent dotées vers un époux complaisant chargé de sauver la face. Parmi les concubines du parc figura la « belle O’Murphy », peinte par François Boucher. « Morphise » dont, dans l’Histoire de sa vie, Casanova prétend avoir su jouir assez habilement pour la livrer encore vierge au roi. Jeanne Bécu, la jolie, est probablement passée par le Parc-aux-cerfs avant de devenir favorite officielle, ce qu’avait toujours redouté la marquise-taulière, qui prenait soin de ne pas se laisser supplanter à ce jeu dangereux. Pour d’autres, elle serait sortie du « bourdeau » fameux de Madame Gourdan, rue Sainte-Anne. Désormais, et jusqu’à la fin de sa vie, Louis sera fidèle à cette ancienne vendeuse de mode de la rue des Petits-Champs, fille de domestique, bonne, voltairienne et gourmande qui égayait ses vieux jours.


    Emmanuel Pierrat présente toutes ces histoires qui firent de Paris, la capitale incontestée des plaisirs sophistiqués à l’aube du XXe siècle. "Est-ce qu'elle vous plaît ?" Hermann Vogel Gef llustration pour L'Assiette au BeurrePour toutes les bourses, dirait-on simplement, puisqu’à côté de la quarantaine de « cocottes » mondaines qui tiennent le haut du pavé ou celles du Chabanais, rue Chabanais, maison de luxe recevant les princes étrangers, s’entassent plus de quatre-vingt-mille filles de joie dans les brasseries plus ou moins louches des barrières où la serveuse est comprise dans le prix de la cervoise. Un décor exotique avec des spécialités lubriques de haut-vol pour les uns, comme au Sphinx, boulevard Edgar Quinet, ouvert aux couples, jusqu’aux poulaillers sombres et crasseux pour les autres, comme la maison d’abattage de la rue de Fourcy où la cinquantaine de filles alignaient les vingt passes par jour, trente de Dimanche, jour de fête, avec obligation d’une stricte tenue (des comptes) sous peine de se voir sévèrement sanctionné par les autorités. Comme attraction luxurieuse, on retrouve invariablement la « négresse » ou bien encore la « fausse mineure »  , mais certaines maisons ont leurs spécialités. Le guide touristique «  des maisons d’amour et des musées secrets » paru en 1935 rapporte que la meilleure chambre de torture est celle de Madame Christiane, 9 rue de Navarin. La passe est à 5 francs, mais les accessoires sont généralement en supplément : Eperons, ceinture de chasteté, cache-sexe clouté, voire même flacon de sang artificiel vendu 10 francs… le costume de prélat avec missel, quant à lui, est un luxe : 300 francs.

    « La maison de plaisir était petite et basse, à volets mal clos. Au-dessus de la porte, un numéro énorme se détachait sur une lanterne faiblement éclairée. Le vent soufflait autour de cette demeure funèbre, perdue, détachée du reste de l’humanité comme un navire monté par un équipage ignoble et damné » Mac Orlan : Nuits aux bouges

    L’intérêt porté à la profession par les autorités allemandes, sous l’occupation à partir de 1940, ne laisse aucun doute sur les ambitions des vainqueurs. D’un côté, un scrupuleux respect des convenances envers les Françaises et, de l’autre, la mise en place d’une administration souhaitant faire de Paris un lupanar géant à soldats, avec l’hygiène scrupuleusement contrôlée et restant aussi festif que possible en ces temps de guerre. Et de fait, les maisons qui présentent leur bordereau sanitaire en façade ne désemplissent pas et Paris est devenue LA cité du spectacle et des plaisirs. Une permission y est synonyme de féérie et de luxure.

    Le One two-two, 122 rue de Provence, est complet tous les soirs, chaque chambre est conçue comme un petit univers romanesque, gothique, marin, oriental, champêtre, la chambre médiévale est munie de fouets et d’instruments de tortures. Les filles sont présentées sur des socles à l’intérieur de superbes robes années 30 sous des projecteurs de lumière les faisant passer pour des actrices hollywoodiennes. Marcel Jamet et sa femme FabienneAprès un choix cornélien entre les créatures offertes sous les colonnes grecques du bordel, le permissionnaire rejoint la chambre paysanne avec bottes de foin et chants d’oiseaux, ou encore celle du pirate avec le lit remuant comme un roulis marin. Du grand art, organisé avec soin et amour par Marcel Jamet et sa femme.

    Les services du Reich procédaient à une vérification précise des clients et en excluaient les autochtones, clientèle habituelle de bourgeois et d’ouvriers français, au profit exclusif des occupants. Du point de vue de ceux qui bénéficiaient de passe-droits : Joanovici, le ferrailleur milliardaire, Bonny, Lafont, de la gestapo française, des collaborateurs notoires : ils furent nombreux, on ne s’est jamais tant amusé que pendant cette période. Michel Simon y avait installé son bureau et recevait ses propositions de contrats cinématographiques. Le taulier du plus bel établissement de plaisir de France, le petit Marcel Jamet, dit “fraisette”, réussira la performance, après avoir tenu pendant quatre ans la maison la plus fameuse de Paris et roulé en Cadillac de recevoir la « croix d’honneur pour services éminents rendus aux alliés ». Fabienne Jamet, interrogée sur l’ethnicité de sa maison reconnaissait avoir une préférence pour les allemands : « Eux et les Suisses étaient corrects, l’Anglais gentleman tant qu’il n’avait pas trop bu, le Belge un peu pataud mais régulier ; Les Américains, eux, venaient en bande, visitaient, mais montaient rarement, les pires étaient les Japonais : ils se mettaient à dix ou douze pour choisir une fille et un seul montait avec elle, quand aux Africains, nous n’en avions pas et les filles avaient peur des prêtres, elles pensaient que ça leur porterait malheur »

    Marthe Richard sur scène examinant une pensionnairePour les Parisiens frustrés, c’était bien entendu une source de rancœurs et de grognements. Pourtant, ils ne s’attendaient pas à la double-peine qui suivit : p
    eu après la libération, le 13 avril 1946, Marthe Richard, prostituée à 16 ans dans un bordel à soldats, espionne, auteur de romans érotiques et élue au conseil municipal de Paris fait voter la fermeture des 200 maisons closes, privant certains parisiens de leur attraction favorite, propulsant 1500 femmes sur le trottoir et une profession entière dans une illégalité dont elle ne sort que de temps en temps à l’occasion d’affaires de mœurs ou de scandales médiatico-politiques. Un hôte illustre, débarquant dans la capitale, trouvant les fenêtres du One-two-two grandes ouvertes, s’écria alors : « Mon Dieu ! Les volets ouverts !... Il est arrivé un malheur ! »